L’espérance d’une « Colombie humaine » est née par @SergioCoronado

La Colombie apparaît souvent comme un pays à part sur le continent latino-américain. Il a l’apparence d’une démocratie libérale, n’ayant pas connu de dictature militaire, à proprement parler, contrairement à d’autres pays latino-américains. 

Longtemps conservateurs et libéraux se sont disputés le pouvoir. Longtemps le pays vécut un conflit armé, l’un des plus anciens au monde, pas encore totalement éteint. Une violence protéiforme demeure présente, provoquée par l’action de bandes armées, du paramilitarisme, et fruit de l’action du crime organisé qu’engendre le commerce de la cocaïne, dont la Colombie est l’un des principaux exportateurs au monde. 

La violence sociale y est brutale, le pays est l’un des plus inégalitaires du continent. La violence a souvent régenté la vie publique, et le sentiment que la guerre avait «  canibalisé » la politique était devenu une réalité. Les responsables politiques assassinés sont légion. D’ailleurs, depuis la signature des accords de paix, les assassinats de responsables syndicaux ou de leaders paysans n’ont pas cessé.

Ces années de conflit et d’affrontements ont façonné une vie politique endogamique, sous domination oligarchique, dont l’exemple le plus abouti est l’actuel Président Juan Manuel Santos. Ministre dès 1992, dans tous les gouvernements, élu Président en 2010 pour deux mandats, et prix Nobel de la paix, Santos a été élévé pour gouverner dans une famille au carrefour de la presse et de la politique.

A la charnière du nouveau siècle, l’enlisement puis la fin des négociations de paix ouvertes par le Président Pastrana et l’élection dans la foulée du candidat Alvaro Uribe Velez marquent une apogée de la crise des partis traditionnels, le libéral et le conservateur. 

D’origine libérale, Uribe se fait élire en indépendant en 2002, dès le premier tour et sur un projet de guerre aux « terroristes ».

Sa victoire fut le fruit de l’échec de négociations qui n‘en finissaient pas, et dont personne ne voyait l’issue, et de l’émergence de nouvelles élites provinciales, parfois liées au paramilitarisme, qui usent de la politique pour se faire accepter d’une oligarchie habituée à gérer les affaires sans partage.  

Deux mandats présidentiels, huit ans de guerre contre les guérillas, avec l’aide financière et militaire états-unienne, sans s’embarrasser des libertés et de l’état de droit, ont affaibli militairement les FARC, privées depuis longtemps de soutiens populaires. 

Ces années furent aussi marquées par des affaires de corruption massive –  les liens avérées de cette majorité avec les groupes paramilitaires et le narco-trafic ne sont pas mystère. Ces années noires furent marquées enfin par des violations des droits humains, par un terrorisme d’état et l’assasinat de plusieurs milliers de civils par les forces de sécurité engagées dans une politique du chiffre, par une chasse systématique contre l’opposition, une hostilité contre les organisations des droits de l’homme, et un conservatisme bigot et hypocrite. 

Ces années-là ont changé le pays à partir d’une entreprise à vocation hégémonique nommée l’Uribisme, dont la doctrine fut la « sécurité démocratique », inspirée des politiques de sécurité nationale des années 70 promue par les dictatures militaires, réduisant bien souvent toute politique publique à son impératif répressif, et faisant de la société un relais « sécuritaire » de l’état.

Mais des résistances sont nées, dont le fer de lance sont des organisations communautaires, des ong, des forces sociales et syndicales et un pays jeune, urbaine mieux éduqué.

Sortir de la logique de guerre, et construire un pays plus juste sont aujourd’hui le projet d’une part importante de la population.

La campagne présidentielle que le pays vient de vivre en est la parfaite illustration. 

Certes, avec 10,3 millions de voix et 53,9%, la victoire d’Ivan Duque, candidat d’une droite radicale, marque le retour de ce que l’on appelle l’uribisme au pouvoir en Colombie. 

La victoire est nette et incontestable. 

Si le clientélisme n’a pas disparu dans le processus électoral, avec pressions et achats de voix, cette élection présidentielle de temps de paix a été sans doute l’une des plus propres de l’histoire du pays. 

Le nouveau Président, le plus jeune de l’histoire du pays, fut un terne sénateur et était, à vrai dire, un illustre inconnu avant l’élection. Il fit la course en tête, porté par la popularité l’ancien Président Uribe. Une campagne de positionnement de droite radicale: opposition aux accords de paix, remise en cause de l’équilibre des pouvoirs et théorie du ruissellement pour toute politique économique.

Son image lisse ne parvient pas à occulter la réalité de la coalition qui le soutient. L’ensemble des forces politiques traditionnelles, des libéraux aux conservateurs, aux pratiques éthiques douteuses, à la corruption avérée, les groupes chrétiens radicaux, le patronat et les grands patrons de presse, les nouvelles élites régionales et la vieille oligarchie.

Mais la défaite de Gustavo Petro n’a pas un goût de cendres.

C’est même un exploit que l’ancien guérillero du M19 et ancien maire de Bogota a accompli.

Il s’est lancé sans parti, sans élus, sans argent dans le course présidentielle il y a quelques mois.

Il fut l’objet d’attaques incessantes sur son supposé castro-chavismo, puisqu’il est désormais de tradition sur le continent, comme ailleurs, que tout candidat de progrès soit un affreux complice de la dérive autoritaire du gouvernement vénézuélien. Cela lui permit néanmoins de clarifier sa position face à la crise politique et humanitaire que vit le pays voisin.

Il résista dans la dernière ligne droite à la remontée du candidat de la « Coalición Colombia », coalition formée par le parti de gauche « Polo Democrático », le parti Vert, et un groupe nommé « Compromiso ciudadano », qui en appela au vote utile. 

Allure juvénile, à 61 ans, et , à la différence de Petro, avec une expérience locale reconnue, Il fut maire de Medellin et gouverneur de la province d’Antioquia, épaulé par sa colistière Claudia Lopez, sénatrice du Parti Vert, Sergio Fajardo fut traité avec bienveillance par les media, encouragé par une partie de l’établissement. Son positionnement centriste et son libéralisme tempéré rassuraient: il promettait de nettoyer les écuries d’Augias, sans s’attaquer de front aux inégalités et à la question sociale.

Gustavo Petro, ancien maire de Bogota, ancien guérillero du M19, est à 58 ans une figure ancienne de la politique colombienne. Il a été un acteur majeur de l’histoire nationale des trois dernières décennies. 

Brillant sénateur, bataillant sous Uribe contre la corruption et la pénétration paramilitaire de la politique, Gustavo Petro s’anime devant les foules, et fait preuve d’un charisme surprenant pour un homme qui passe pour arrogant et taciturne. Il est vrai que ses mots peuvent claquer, et ses phrases résonner comme une sentence. Face à un Laurent Fabius un peu ailleurs lors d’une rencontre à la mairie de Bogota dans la cadre de sa visite en Colombie, visiblement peu intéressé par une discussion stratégique sur les gauches, Petro fut d’une franchise dénuée de toute diplomatie: « Vous ne comprenez pas les gauches latino-américaines et leur processus, ce n’est pas grave, cela fait bien longtemps que vous avez cessé de nous intéresser … ».

La campagne du mouvement  « Colombie Humana » fut populaire par la force des choses. Le foules ont occupé les places publiques dans un pays peu habitué aux manifestations de rue. Celui qui se réfère au romancier Gabriel Garcia Marquez et au Chili d’Allende est un orateur puissant, au rythme posé. Il explique, cite, illustre en bon pédagogue. 

Il s’est adressé aux électeurs partout, dans des endroits désertés souvent par la parole publique, sans la médiation des organes de presse souvent hostiles. Sa plate-forme internet et les réseaux sociaux ont accompagné et facilité la volonté de s’adresser directement au peuple. Sa campagne confirma que dans un contexte de crise démocratique les partis et les élus n’ont pas nécessairement l’importance qui leur est traditionnellement prêtée. Par les voies numériques, Petro convoqua des dizaines de milliers de volontaires qui ont maillé les quartiers populaires, distribuant le journal de campagne, engageant la discussion. L’action en faveur de sa campagne et l’espoir d’un changement clair expliquent pour l’essentiel le recul de l’abstention. 

Gustavo Petro a perdu l’élection présidentielle colombienne. 

Mais il a aussi soulevé une espérance. Dans un pays où la guerre est une réalité depuis si longtemps, il a parlé de paix et de réconciliation, il a défendu les accords de paix, que le nouveau pouvoir compte détricoter. 

Dans un pays qui subit la vague néo-libérale depuis le début des années 90, il a parlé d’éducation publique gratuite, d’accès à la santé, de justice sociale et de répartition de la richesse. Dans un pays où les institutions manquent parfois de légitimité et les minorités sont maltraités, il a parlé d’état de droit, défendu les droits des femmes, des LGBTI. 

Dans un pays qui compte une biodiversité d’une richesse unique, mais où l’extractivisme est roi, il a prôné l’interdiction de la fracturation hydraulique, et parlé de la lutte nécessaire contre le changement climatique. 

Entre le premier et le second tour, Gustavo Petro réussit à rassembler les forces politiques alternatives, les principales figures de la rénovation de la vie politique colombienne pour atteindre les 8034189 voix et 41, 8%. Jamais une candidature à l’agenda progressiste n’avait reçu dans le pays un tel soutien, notamment à Bogota et dans les capitales régionales. 

La constitution lui attribue un poste de sénateur et à sa colistière à la vice-présidence un siège à la chambre des représentants.

Il existe désormais sous la conduite de Gustavo Petro une opposition en Colombie, et elle est populaire, sociale, écologiste, féministe.

Sergio Coronado

Bogota, le 18 juin 2018

Cet article a été publié initialement sur Politis

Élections en #Colombie : La Colombie à la croisée des chemins par @SergioCoronado et @christianpdg #GustavoPetro #ColombiaHumana

La Colombie vit actuellement une période cruciale de son histoire. Les élections présidentielles ont enclenché des dynamiques politiques qui ont placé le pays à la croisée des chemins. Par Sergio Coronado, ex-député de la 2ème circonscription des Français de l’Étranger, et Christian Rodriguez, responsable des relations internationales Amérique Latine de la France Insoumise.

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Les Colombiens étaient appelés aux urnes ce dimanche 27 mai pour le premier tour de l’élection présidentielle.

Iván Duque est arrivé en tête avec 39,1% (7 569 693 voix), candidat de l’extrême-droite soutenu par le parti Centro Democrático (Centre Démocratique) de l’ancien président Álvaro Uribe (2000-2010), devançant Gustavo Petro, ancien maire de Bogotá et ancien guérillero du M19, candidat de Colombia Humana (Colombie Humaine), 25,1% (4 851 254 voix). Ces deux candidats sont suivis de Sergio Fajardo, ancien maire de Medellín, soutenu par la Coalición Colombia (Coalition Colombie) composée du Polo Democrático (Pôle Démocratique), qui est le parti de la gauche colombienne, et du Partido Verde (Les Verts).

Le négociateur des accords de paix et candidat du Partido Liberal (Parti Libéral), Humberto de la Calle, est quant à lui arrivé loin derrière avec 2,06% (399 180 voix). Le bulletin de vote en faveur du vote blanc a obtenu 0,3% (6 0312 voix).

L’ancien vice-président Vargas Lleras, représentant de l’oligarchie traditionnelle, enregistre un échec cuisant avec 7,28% (1 407 840 voix), alors même que tout laissait croire qu’il allait bénéficier de ce que l’on appelle traditionnellement la maquinaria (c’est-à-dire les puissants relais clientélistes qui maillent une partie du pays, et qui pèsent lourd lors des élections). Le résultat de l’ancien vice-président a été l’un des symboles de cette élection, l’une des plus propres sans doute de l’histoire politique du pays. Les réseaux clientélistes dont il semblait disposer devaient le hisser au second tour, et il n’en fut rien. Cela ne signifie pas que ces réseaux n’ont pas agi. Mais leur action a été moindre, et au bénéfice de Duque. Il y a eu certes de la fraude, mais sans commune mesure avec le passé, et les électeurs ont pu voter sur l’ensemble du territoire.

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Des élections de temps de paix

La presse a pris l’habitude de présenter ce second tour, depuis l’annonce des résultats, comme l’affrontement de deux extrêmes. Il est vrai que les projets en compétition sont tout à fait opposés, mais il est pour le moins discutable de présenter ainsi le duel de cette présidentielle.

Cette élection arrive dans un contexte particulier, historique même. Après des décennies de conflit, elle se déroule dans un pays sans affrontement armé, puisque les FARC sont signataires des accords de paix avec le gouvernement de Juan Manuel Santos, et que la dernière guérilla en activité, l’ELN, a décrété un cessez-le-feu unilatéral et négocie avec le gouvernement.

Les accords de paix sont fragiles puisqu’ils ont été rejetés dans un premier temps lors du référendum d’octobre 2016, et que les principaux soutiens du candidat Iván Duque, arrivé en tête au premier tour de l’élection, ont fait campagne en promettant de les “déchirer”. Ils sont fragiles aussi car ils n’ont pas mis un terme définitif au recours à la violence. En effet, de nombreux assassinats ciblés ont été commis depuis leur signature contre des responsables des communautés indigènes et d’organisations sociales, comme le rappelle Harol Duque dans Mediapart.

L’un des enjeux de tout accord de paix en Colombie, car le pays n’en est pas à son premier, réside dans la capacité de l’État à respecter ses engagements et à garantir la sécurité des combattants armés ayant finalement rendu les armes au profit de l’engagement politique institutionnel. Le massacre de la Union patriótica (Union Patriotique) reste le meilleur exemple des échecs passés.

Ils sont d’ailleurs d’autant plus fragiles que, lors des dernières élections parlementaires, le Centre Démocratique d’Alvaro Uribe, l’ancien président et parrain de la droite dure, est arrivé en tête, et ce même si la répartition au Congrès est diverse, avec notamment une forte présence de la Coalition Colombie.

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Un paysage politique en mutation: l’effondrement des partis traditionnels

Dans un pays très longtemps dominé par les deux partis traditionnels, Parti Conservateur et Parti Libéral, le panorama électoral est pour le moins surprenant. En effet, si au Congrès libéraux et conservateurs conservent une forte représentation, cette élection présidentielle a acté la disparition de ces deux partis comme éléments structurants de la vie politique nationale.

Le Parti Conservateur n’était déjà plus en capacité de présenter seul un candidat à l’élection présidentielle puisque l’une des siennes, Marta Lucía Ramírez, l’a quitté pour devenir la candidate à la vice-présidence de Duque ; et le résultat du premier tour marque une forme d’acte de décès du Parti Libéral, gangrené depuis des décennies par la corruption, sa collusion avec le trafic de drogue et les groupes paramilitaires, et aujourd’hui condamné à jouer les seconds rôles, faute de stratégie et d’orientation.

Le candidat libéral, Humberto de la Calle, a été lâché par son parti, dirigé par l’ancien président Gaviria, qui n’a guère tardé à rallier le candidat uribiste. Les bases libérales ne sont pas unanimes dans ce soutien qui marque une rupture dans l’histoire du parti. Il en est de même des figures montantes du libéralisme. En ralliant Duque, la direction du Parti Libéral se prive d’un rôle de premier plan au Congrès.

Après avoir laissé entendre qu’il soutiendrait un rapprochement avec la Coalition Colombie et Gustavo Petro, le candidat libéral a fait savoir qu’il voterait blanc. Campagne et sortie ratée pour cet homme de qualité par ailleurs, qui s’est ainsi extrait du jeu de façon peu élégante. Dans la compétition électorale entre l’oligarchie traditionnelle et les nouvelles élites régionales, liées bien souvent aux groupes paramilitaires, ces dernières sont en train de gagner la bataille qui dure depuis deux décennies.

À l’uribisme triomphant se soumettent désormais les adversaires d’hier, conservateurs et libéraux. Les élites, de l’ancien et du nouveau monde, font corps contre le candidat Gustavo Petro.

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La Coalition Colombie, ou l’expression d’un vote d’opinion

Ce fut l’une des surprises de l’élection présidentielle. Sergio Fajardo et Claudia López ratent de peu une qualification pour le second tour, et gagnent à Bogotá, alors que les enquêtes d’opinion les donnaient presque toujours à moins de 20%.

Cette Coalition réunit sur la lancée de la Ola Verde (Vague Verte), Les Verts, et notamment les personnalités en vue de la vie politique nationale (Antanas Mockus, Claudia López, Angélica Lozano, Navarro Wolf…), les amis de Sergio Fajardo et le Pôle Démocratique, et le parti de la gauche colombienne, sous la direction de Jorge Enrique Robledo, dont une partie des militants et des élus choisit néanmoins de soutenir Gustavo Petro, qui fut dans le passé l’un des leurs.

Les Verts et la Vague Verte – qui est une sorte de mouvement politique plus large et plus souple que le parti, surtout dominé par des personnalités – avaient déjà eu un candidat au second tour de l’élection présidentielle en la personne d’Antanas Mockus, ancien maire de Bogotá et ancien président de l’Université Nationale, en 2010.

Cette Coalition est souvent abusivement présentée comme une force de gauche, sans doute en raison de la présence de Robledo et du Pôle Démocratique. Elle est en grande partie l’expression de ce que l’on a coutume d’appeler en Colombie le vote d’opinion, qui est un vote d’adhésion (par opposition au vote clientéliste). Il est la plupart du temps urbain, et le fait d’un électorat en général plus éduqué que la moyenne. Son positionnement, depuis sa création, la situe dans un centre extrême, qui rejette la polarisation de la vie politique colombienne, et fait de la lutte contre la corruption son principal axe de bataille. Son discours sur la rénovation de la participation politique est un élément central de leur offre, même s’il est peu concret. Ils insistent aussi sur la défense des minorités sexuelles. Le volet environnemental est néanmoins moins solide et radical que celui du programme de Petro.

Si nombre de propositions de la Coalition Colombie sont compatibles avec le projet de Gustavo Petro, il semble peu probable qu’elle lui apporte de manière unanime un soutien pour le second tour, alors même que les principales figures firent campagne sur la notion de vote utile les dernières semaines, en expliquant que le meilleur moyen de battre Duque était le bulletin de vote en faveur de Fajardo, dont le rejet dans l’opinion serait moindre que pour Petro.

Avant l’année électorale, Humberto de la Calle, la Coalition Colombie et Colombie Humaine furent pour nombre d’électeurs les composantes d’une coalition rêvée en faveur des accords de paix et de plus de justice.

L’appel au vote blanc du candidat Fajardo avant même que l’ensemble de la Coalition ne se réunisse montre la faiblesse stratégique de celle-ci, et un positionnement parfois opportuniste et politicien. Elle a fait campagne en se présentant comme la plus efficace pour battre le candidat uribiste, et une fois celui-ci qualifié, elle est désormais incapable de prendre une décision claire en tant que coalition.

Le Pôle prit position en faveur de la campagne de Petro sans tenir compte du point de vue de Robledo qui a décidé de voter blanc. Entre Robledo et Petro, le passif est lourd, depuis les années communes passées au Pôle. Des désaccords personnels expliquent en partie cette situation, mais l’essentiel est politique.

La Coalition est d’abord un accord entre des personnalités de premier plan aux parcours politiques parfois éloignés, elle n’est pas une force sociale en tant que telle, alors que Petro doit en grande partie son succès à la mobilisation de communautés organisées (indigènes, quartiers populaires, etc.) et de relais syndicaux de poids. La gauche sociale et politique choisit en très grande majorité Petro depuis longtemps.

La Coalition surfe bien souvent sur l’opinion, s’adresse en priorité à la jeunesse urbaine des universités, a un programme économique aux tonalités libérales et des exigences environnementales modérées. Elle se veut l’avenir du pays, sa face moderne. Elle a fait dans les dernières semaines une campagne ciblée contre Petro pour lui ravir la seconde place, reprenant parfois les arguments de la droite la plus dure (populisme, extrémisme, Venezuela).

Les figures les plus jeunes (Claudia López et Angélica Lozano) ont toujours ciblé en priorité les questions sociétales et la lutte contre la corruption, laissant de côté la question des inégalités et de la concentration de la richesse. Même si Claudia López partage avec Petro un combat frontal contre les groupes paramilitaires et l’ancien président Uribe.

Il y a dans leur refus de se prononcer clairement en faveur de Petro à la fois des questions de positionnement, mais aussi une forme de mépris de classe. Petro est une figure populaire. C’est un intellectuel de la politique issu d’un milieu simple. Son succès et son attitude, ni plus ni moins hautaine que celle des autres candidats, suscitent des critiques dans un pays de castes, où tout est dans les mains d’une oligarchie puissante.

Le ticket présidentiel de la Coalition Colombie (Fajardo/López) porte une lourde responsabilité en choisissant le vote blanc. Leur volonté de changement semble avoir été, aux yeux de nombreux électeurs, une tactique électorale plutôt qu’une stratégie de transformation réelle du pays. Heureusement, Les Verts appellent en majorité à voter Petro et rejoignent ce vendredi la campagne du second tour avec ses principales figures parlementaires.

La meilleure façon de conquérir le vote en faveur de Fajardo au premier tour est de remettre la question de la paix dans le débat, de faire de la lutte contre la corruption et de la défense des libertés et de l’état de droit les éléments de plus forte influence sur le vote d’opinion.

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Petro, une surprise malgré tout

La qualification de Gustavo Petro pour le second tour de l’élection présidentielle avait été annoncée par les sondages, elle n’en demeure pas moins une surprise. La crainte de fraude était fondée, et il est à souligner que cette élection a été sans doute la plus propre de l’histoire électorale du pays, malgré des fraudes constatées par la Mission d’observation électorale. La présence au second tour d’un ancien membre d’une guérilla dans un pays marqué par plusieurs décennies de conflit armé n’avait rien d’évident, tant le rejet de la lutte armée semble ancré dans l’électorat. Les résultats électoraux des FARC en sont la meilleure preuve : leur candidat s’est retiré faute d’audience et de soutiens, et d’autre part dans les régions longtemps sous contrôle des FARC, c’est le candidat uribiste qui vire très largement en tête.

Gustavo Petro avait fait l’objet d’une campagne d’une violence inouïe lors de son passage à la mairie de Bogotá. Il avait même été destitué pendant un moment et son bilan fait l’objet d’attaques en règle de la part de la presse et de la classe politique traditionnelle, sans que celles-ci soient confirmées par des indicateurs objectifs. La figure d’un mauvais gestionnaire a été alimentée depuis fort longtemps.

La campagne promue par la droite dénonçant les risques de castro-chavisme a eu beaucoup d’impact dans l’opinion, en raison de la proximité de la crise vénézuélienne et de la présence de nombreux vénézuéliens en Colombie, de même que les appels au vote utile en faveur de Fajardo.

Il n’en reste pas moins que pour la première fois dans l’histoire du pays un candidat issu des rangs de la gauche parvient à un tel résultat. Il y parvient, qui plus est, sans l’appui d’un parti, mais grâce au recueil de 846 000 signatures. Il réussit son pari en mobilisant un électorat populaire éloigné du vote, et méfiant à l’égard des institutions. Colombie Humaine s’inscrit dans la foulée du Mouvement progressiste que Petro avait lancé après son départ du Pôle Démocratique dans la conquête de la mairie de Bogotá.

Colombie Humaine réussit à mettre en mouvement la plupart des secteurs de la gauche sociale et politique, des responsables communautaires et des associations des quartiers défavorisés. La campagne fut en grande partie portée et organisée par une plate-forme numérique qui a donné lieu à des manifestations monstres dans les rues et les places, événements rares dans la vie publique colombienne.

Ses propositions se sont articulées sur trois axes : combattre la ségrégation et les discriminations, renforcer le secteur public (santé, éducation…), et lutter contre le changement climatique. Sa campagne s’inscrit dans le cadre très large des soutiens aux accords de paix et aux discussions avec l’ELN. Son ticket présidentiel est Angela Robledo, candidate à la vice-présidence et membre des Verts.

Son adversaire Iván Duque porte un projet opposé. Il a joué sur sa jeunesse, 42 ans, et son entrée récente en politique. Après une vie professionnelle aux États-Unis, il est devenu sénateur. Ses propositions sont, pour un candidat uribiste, “relativement” modérées. Il n’en reste pas moins que son opposition aux accords de paix, sa volonté de suppression des Hautes Cours afin d’en finir avec l’indépendance de la justice, son alignement sur le patronat et son soutien des secteurs les plus réactionnaires font craindre pour la paix, l’État de droit et la situation des plus pauvres et des minorités. Le volet environnemental est inexistant. Il est en fait un soutien de l’extractivisme dans toutes ses formes. Il a aspiré une grande part de l’électorat traditionnellement conservateur et réactionnaire avec une tonalité plus mesurée que celle habituellement utilisée par les uribistes, promettant même un changement des pratiques politiques, via notamment les limitations des mandats.

Il est désormais le candidat de l’oligarchie, du patronat, et des secteurs les plus corrompus du pays. Il bénéficie du soutien de la classe politique traditionnelle dans son ensemble : partis conservateur et libéral, le parti de la U et Cambio radical (Changement Radical).

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Un second tour aux enjeux clairs

La situation politique a mis quelques jours à se décanter, notamment en raison des incertitudes du positionnement de la Coalition Colombie et de ses membres. Le paysage est désormais connu. Face à Gustavo Petro se dressent non seulement l’uribisme et son candidat du Centre Démocratique mais l’ensemble de la classe politique traditionnelle colombienne, oligarchie et nouvelles élites régionales, patronat et éditorialistes, et les secteurs les plus conservateurs et corrompus du pays.

À vrai dire, les enjeux de ce second tour ne se résument pas tant à l’affrontement de la gauche et de la droite, mais plutôt au face-à-face du pays et de la société colombienne contre la classe politique traditionnelle, clientéliste et corrompue. Ceux qui tiennent le pays, ceux qui ont toujours préféré la guerre, qui leur rapporte, à la paix, et ceux qui ont un temps déclaré soutenir la paix mais jamais au prix de leur privilèges. Ceux qui volent, trichent, se servent dans les caisses de l’État. Ceux qui au nom de Dieu mènent désormais une guerre contre les libertés individuelles et les minorités. Tous ceux-là sont maintenant réunis, main dans la main, contre Gustavo Petro.

Il serait audacieux de dire que la victoire est à portée d’urne pour Colombie Humaine, mais le candidat Petro apparaît aujourd’hui clairement comme l’alternative à cette classe politique gangrenée. Il peut lever une vague citoyenne, être l’outil de tous ceux qui ont en assez d’un pays sous tutelle. Il peut donner de la force à cette volonté de changement qui est celle d’une grande partie du pays. Place au revolcón (la culbute). Enfin, cependant que les électeurs débattent des options du second tour, la Colombie vient de faire son entrée à l’OCDE et à l’OTAN.

Cet article a été publié originellement sur Le Vent se lève